Accueil Culture «Milafett Serriya» (Dossiers secrets), nouvelles en arabe de Awatef Zarrad : Ecrire des êtres en faillite

«Milafett Serriya» (Dossiers secrets), nouvelles en arabe de Awatef Zarrad : Ecrire des êtres en faillite

A la première de couverture de ce livre qui, grâce à ses vives couleurs bleue, jaune et rouge, et sa captivante illustration, produit un bel effet d’accroche sur le lecteur et lui inspire tout de suite cet irrépressible désir de lecture, on lit, d’entrée de jeu, ce titre fort imposant, imprimé en grands caractères blancs et qui résonne tel le nom du casier ou tiroir dans lesquels on classe de graves investigations policières ou de confidentielles enquêtes judiciaires : «Milafett serriya» (Dossiers secrets) !

Voici donc un titre vaguement symptomatique de la nature des problèmes placés sous le sceau du secret et que la nouvelliste tunisienne, qui sait fouiner dans les zones d’ombre et les silences suspects, Awatef Zarrad, se décide à poser, à sa manière, dans ce délectable recueil de nouvelles où elle s’attelle — depuis la dédicace mise en exergue à l’entrée de ce volume — à la délicate tâche de lever le voile sur l’interdit et de mettre à nu des tares sociales, des violences psychologiques et sexuelles, et des tabous sur lesquels la société tunisienne, monstrueusement terrorisée par les vieux fantômes de la culture des apparences et du mensonge, a souvent une fâcheuse tendance à faire silence.

Dix-sept diverses nouvelles de 10 à 15 pages chacune, tout aussi intéressantes les unes que les autres et dont la puissance évocatoire se met en œuvre dès leurs titres respectifs que voici : «Reyhana», «Il est un rire qui tue», «Donne-moi du temps, ô monde», «Le chauffeur», «Ouvrez les prisons, je vous en prie», «Abir», «Nous sommes tous Asma», «L’implication», «Une nuit d’amour», «Un regard d’admiration», «Tu restes l’amant du cœur», «L’un des maux de la mémoire», «Le manteau», «Jusqu’à ce que je revienne», «Et tu étais Cendrillon», «L’escalier» et enfin «Le voyeur».

Autant d’intitulés évocateurs qui annoncent, dans une grande lisibilité thématique, des personnages d’une brûlante actualité sortant tout droit du quotidien tunisien et que Awatef Zarrad tient sur la sellette et développe dans ces nouvelles avec les délicates touches d’une éducatrice férue de psychologie sociale. Des personnages sont constitués par une orpheline en détresse douloureusement marquée par le souvenir d’une maman électrocutée, un élève qui se réduit au mutisme, parce que bègue, une rescapée du tragique effondrement de la demeure familiale, une fille habitée par la blessure, toujours béante, d’un viol, des femmes frustrées, délaissées, parce qu’elles ne sont plus désirables par rapport à leurs maris, victimes, eux-mêmes, de la routine et du manque d’imagination, un couple désuni, dont la monotone vie conjugale a eu raison de l’amour, une épouse qui jette froidement son piètre mari comme un vieux linge ou un ticket périmé et qui s’en va cultiver sa solitude affective ailleurs, après avoir découvert qu’il n’a plus d’amour pour elle, un mari qui se retire de l’épouse qu’il aime pourtant, parce que se découvrant homosexuel, un mari infidèle qui oublie d’effacer les traces de son adultère, un mari voyeur, sous l’injonction de ses obsessions sexuelles, qui passe ses nuits à fantasmer sur de secrètes images de femmes qu’il traque fiévreusement, en addictionné au sexe, dans les réseaux calamiteusement obscurs et ruineux de «la toile», au moment-même où son épouse fidèle l’attend, abandonnée, blessée, dans leur chambre à coucher.

Somme toute, des personnages qui sont, majoritairement, au plus mal. En silence ou avec des cris et des sanglots, ils souffrent le martyre. Face à leur solitude, leur manque et leur angoisse, Awatef Zarrad, en philosophe de la société et en éducatrice, se garde bien de s’ériger en donneuse de leçons de morale, mais prend le lecteur doucement en mains pour lui montrer, en exerçant sur lui son empire de «Shéhérazade», celui de la narration envoûtante, le chemin vers ces vies cassées, dont elle parvient sans coup férir à lui montrer les dégâts, en faisant, en même temps, la lumière sur les causes, patentes ou latentes, de leur faillite irrémédiable.

Awatef Zarrad dit dans ces nouvelles la violence avec la plus extrême pudeur, les blessures des êtres avec des images simples, mais superbes, générées en vertu d’une métaphorisation à régime volontairement modéré afin de ne pas altérer la nécessaire transparence sémantique et communicative que l’autrice semble chercher. Puisque le plus essentiel chez cette nouvelliste serait d’abord de défendre les causes sociale et éducative au service desquelles elle engage délibérément son acte littéraire, mue qu’elle est par la volonté de contribuer, par l’écriture, à la réforme d’un monde dégradé. Classique vision réaliste de la littérature qui n’écarte pas du tout la création stylistique et esthétique, ni le plaisir du texte qui en découle, et qui a toujours ses adeptes et pourrait encore trouver grâce aux yeux de certains lecteurs investissant la littérature d’une mission sociale.

Outre le principe de métaphorisation à régime modéré, le style de ces nouvelles est fondé par un autre principe constant qui est cette syntaxe ample admirablement réussie qui ne se désarticule presque jamais et se développe dans une belle continuité prosodique où la description se dilue finement dans la narration et où l’on reconnaît chez la scripteuse un souci permanent d’équilibre, de plasticité et d’aisance. Phrases à grand souffle, telles les «périodes» des orateurs qui portent le ton intellectuel de l’autrice, phrases en mouvement qui couvrent presque partout des paragraphes entiers, mais qui ne sont jamais lourdes ou enflées. Maniées avec élégance, elles décident en grande partie de la littérarité délicieuse de ces nouvelles qui se distinguent aussi par leurs clausules souvent surprenantes et belles.

Awatef Zarrad est titulaire d’une Maîtrise en philosophie, d’une Maîtrise en droit et d’un Master en sciences politiques. Elle est professeur de philosophie. Elle a déjà à son actif un roman intitulé «Minirfa fi samaâ baghded» (Minerve au ciel de Baghdad), publié 2018 par «Afek-Editions» et un essai académique en langue arabe intitulé «Le plus violent dans le combat politique», publié par «Zeyneb Editions» en 2018.
Awatef Zarrad, «Milafett Serriya», Nouvelles, Sfax, Editions- Samed, 2020, 247 pages. ISBN 978-9973-38-243-6.
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